Henri REGNAULT (Paris, 1843 – Buzenval, 1871)

Étude pour l’arrivée du général Prim devant Madrid le 8 octobre 1868, avec l’armée révolutionnaire espagnole

54 x 45.5 cm

Huile sur toile

Provenance :
• France, collection particulière
Bibliographie :
Henri Regnault (1843-1871), Musée municipal de Saint-Cloud, [exposition], 16 octobre 1991-5 janvier 1992, Saint-Cloud, 1991
Manet Velázquez : la manière espagnole au XIXe siècle, [exposition], Musée d’Orsay (2002-2003), The Metropolitan Museum of Art (2003), Réunion des musées nationaux, Paris, 2003

« Au milieu de tant de natures vulgaires, c’était un diamant incomparable dont j’aimais l’éclat (…) Il s’élevait comme le plus doué. »[1]

Fils de l’influent directeur de la manufacture de Sèvres, Alexandre-Georges-Henri Regnault grandit Parc de Saint-Cloud auprès d’une figure paternelle imposante. Victor Regnault était un brillant polytechnicien à l’origine de découvertes fondamentales dans les domaines de la physique et de la chimie, membre de l’Académie des Sciences. Au-delà de ses fonctions à la manufacture de Sèvres, il fut président de la Société Française de Photographie, faisant ainsi preuve d’un intérêt artistique particulier qu’il cultive lorsqu’il découvre les dons précoces de son fils pour le dessin qu’il pratique depuis l’âge de 4 ans. Henri Regnault affirme progressivement un goût pour la peinture, fasciné par ses aînés coloristes qu’il admire lors de ses visites au Louvre.

Pris dans une époque artistique tourmentée, assistant à la naissance du Salon des Refusés, le jeune Regnault rejoint pourtant la voie officielle à l’école des Beaux-Arts. Il suit l’enseignement de Antoine-Alphonse Montfort (1802-1884), élève de Gros et Horace Vernet et ami de Géricault, et de Louis Lamothe (1822-1869) élève d’Ingres et de Flandrin qui lui apportent une vision très contrastée de la peinture contemporaine. Aux Beaux-Arts, il est aussi poussé vers l’académisme par les conseils d’Alexandre Cabanel (1823-1889) avant de choisir de s’en détacher, évitant ainsi de succomber au succès d’une peinture si ardemment « léchée ».

Dans un élan de nationalisme, Henri Regnault meurt prématurément à l’âge de 27 ans au cours de la dernière bataille de la guerre de 1870 dite de Montretout-Buzenval. Malgré sa courte carrière, il laisse derrière lui une large production de dessins, aquarelles et peintures qui démontrent qu’en dépit d’un enseignement tout à fait académique, le jeune artiste déploie aisément sa propre manière, inspiré par ses voyages entre le Maroc, l’Italie et l’Espagne.

L’histoire de l’art du XIXe siècle a retenu la puissante aura de la peinture espagnole du Siècle d’or dans la peinture française. Dès 1838, les critiques évoquent au Salon « une école franco-espagnole  »[2] : « (…) Courbet, Manet ou Ribot vinrent apprendre dans les salles âpres et sombres où Zurbaran, Ribera, Velásquez et Goya proclamaient leurs convictions exaltées et leurs sentiment intense de la vie.  » [3] Regnault n’échappe pas à cette influence. Fasciné lors de son séjour italien par le pinceau espagnol de Mariano Fortuny (1838-1874), Regnault décide de rejoindre les terres d’Outre-Pyrénées en 1868. À Madrid, il croque sur le vif la vie quotidienne des rues de la capitale qui lui serviront de modèles pour ses oeuvres peintes et parcourt les salles du musée du Prado où il admire la virtuosité de Velasquez dans sa monumentalité. Ses grands portraits équestres majestueux en particulier le mènent à concevoir son portrait de Juan Prim, considéré comme l’un des chefs-d’oeuvre de sa carrière.

En gagnant Madrid en août, Regnault assiste, un mois plus tard, à une révolution menée par Juan Prim (1814-1870) qui met fin au règne d’Isabelle de Bourbon. Homme politique et général militaire, Prim était reconnu pour avoir mené une campagne contre le Maroc en 1859, ainsi que pour l’expédition du Mexique avec les troupes françaises et anglaises en 1862. À travers de nombreuses lettres, Regnault décrit à son père la tumultueuse situation politique espagnole et se rapproche des instigateurs dont le général Prim lui-même qui lui confie la tache de son portrait triomphant. En novembre de la même année, Regnault présente ainsi son projet ambitieux :

« Sur ma toile, Prim arrive de la droite (…) ; il vient de gravir une pente ; arrivé au sommet, il arrête court son cheval (...) et salue à la fois la liberté et sa patrie qu’il lui est permis de revoir, non plus en proscrit, mais presque en maitre. Derrière lui montent mais à un plan plus éloigné, des Catalans armés et des paysans portant des drapeaux. »[4]

Pour ses oeuvres peintes finales, Regnault multiplie les dessins et esquisses au crayon, à l’aquarelle et à l’huile. Notre oeuvre constitue l’un des formidables témoignages de la pensée créatrice de l’artiste : une première esquisse aboutie et réfléchie dans un format de chevalet sur un support de toile. Exempt de tout détail superflu, l’oeuvre devient ainsi un espace de réflexion permettant de rendre compte de l’organisation de la composition, du rendu des formes ainsi que de l’harmonie des couleurs. Cette esquisse met d’ores et déjà en lumière la puissante figure héroïque du général dominant au centre de la composition, qu’il rend avec plus d’attention que celles des soldats révolutionnaires et paysans catalans à l’arrière-plan dont les corps et visages demeurent presque suggérés par des masses colorées.

Il est ici intéressant de confronter notre esquisse avec une seconde, issue d’une collection particulière, dans laquelle les détails se confirment progressivement, mettant en exergue quelques légères variations de composition par rapport à notre oeuvre, telle que la hauteur des étendards rouge au second-plan à droite.

Très imprégné de l’oeuvre de ses aînés Théodore Géricault (1791-1824) et Eugène Delacroix (1798-1863), Regnault est un coloriste inventif. Sa palette fougueuse se compose de tons intenses et profonds allant du rouge au vert anglais en passant par le bleu. Le noir est ici utilisé avec habileté pour donner une place prépondérante à la figure du cheval et de son cavalier formant une tache sombre et dense qui emplit le champ de vision du spectateur. Opposés par leur mouvement de tête, le groupe crée instantanément une ligne dynamique puissante et assure la stabilité de la composition. Le reste de la toile est travaillé par des couleurs chaudes et parfois éclatantes telles que le rouge des étendards, l’ocre et le jaune des nuages se dénouant dans la lumière, synonymes d’espoir et de renouveau. L’ensemble se confond dans des couleurs sourdes et terreuses qui sont celles de la révolution, du sang versé et du sol ébranlé par la guerre. Les volumes sont apportés par des effets d’empâtement et des tourbillons de pinceau chargés de matière qui font se rejoindre ciel et terre.

Le travail de Regnault fut loué pour sa grande force coloriste animée, non pas par la pratique minutieuse du détail, mais par l’exercice de la représentation des passions sur la toile. Par ces figures seulement esquissées, Regnault suggère plus qu’il ne marque : plus qu’un portrait du général Prim, l’oeuvre se veut une allégorie de la victoire.

Après un long travail de réflexion à l’élaboration de son chef-d’oeuvre, le portrait équestre de Juan Prim est présenté au Salon de 1869[5] et remporte la Médaille d’Or. Cette toile monumentale fut certainement l’une des plus admirées du vivant de Regnault, acquise par l’État un an après sa mort. Elle fut exposée au musée du Luxembourg puis au musée du Louvre avant de rejoindre les cimaises du musée d’Orsay.

La hardiesse des oeuvres d’Henri Regnault lui assure une originalité particulière dans la peinture du Second Empire et une avance sur son époque qui annonce de nombreux peintres du XXe siècle :

« La France perd en Regnault un grand artiste, un futur chef d’école, qui devait renouveler l’art énervé par les mièvreries ou dégradé par le réalisme, et continuer les glorieuses traditions de la Peinture française. » (Henri Baillière lors de l’exposition Henri Regnault en 1872, p. 100)

M.O.

[1] Ernest Hébert, directeur à la Villa Médicis, en parlant de Henri Regnault (René Patris d’Uckermann, Ernest Hébert 1817-1908, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1982, p. 143)
[2] Mercey, 1er mai 1838, p. 388
[3] Rosenthal, 1914, p. 248
[4] Lettre de Henri Regnault à son père, datée du 5 novembre 1868 (Duparc, pp. 216-217)
[5] Le tableau fut présenté au Salon du Palais des Champs-Élysées sous le numéro 2010.

Charger plus